Il était juste en face de moi hier soir, dans ce restaurant italien, ses yeux dans les miens.
Je le dévorais du regard comme si je le voyais pour la toute première fois, ma main caressant le dos de la sienne, un petit sourire incontrôlé au coin des lèvres. Je regardais tout les détails de son visage, ses cheveux noirs en bataille qui commencent à devenir un peu longs, la mèche rebelle qui traversait son front, ses yeux verts sombres somptueux. Je n'avais pas l'impression d'avoir vu tout ça auparavant et cette sensation était délicieuse, comme ci toute cette beauté m'apparaissait pour la première fois.
Je le regardais et une simple sensation de tranquillité m'envahissait, comme ci il n'y avait plus aucun bruit dehors, comme ci il n'y avait plus tout ces gens. Je baissais quelque fois les yeux, juste pour me souvenir de manger.
"Tu es magnifique."
Et puis ces quelques mots, ces quelques paroles qui m'ont tiré de mon rêve si doux, de mon petit nuage. Ces quelques mots qui ont su me rappeler qui j'étais vraiment, parce que j'avais commencé à oublier, parce que ça me sortait presque de la tête. Des petits instants comme ça, juste pour me rappeler de ma situation.
"-J'aimerais que l'on soit dans la même classe l'année prochaine.
- Tu me vois en MP étoile? Tu sais très bien que c'est impossible. Tu l'auras, toi.
- On verra bien.
- Je suis confiante.
- Je n'ai pas tellement envie qu'on nous sépare.
- Je ne sais même pas si je resterais à Hoche l'année prochaine.
- Je te fais confiance.
- C'est con que tu crois plus en moi que je n'y crois."
Premier silence. Je me souviens tout d'un coup de qui est mon amoureux. Ce garçon qui a su m'énerver à finir tout le temps dans les 10 premiers en ne travaillant presque pas. A faire preuve d'une extrême intelligence tout en s'entraînant 8 heures par semaine et en allant 2 fois au cinéma.
"Tu viendra chez moi cet été."
Je hoche la tête, alors que je sais très bien qu'il n'y a rien de plus difficile à réaliser.
"Tu verra toute ma famille. Tu verra mes grands parents maternels aussi." Il a un petit sourire triste.
"Ça s'est arrangé?"
"Non. Ma grand mère à essayer de se tailler les veines il y a quelques semaines."
Ma tête s'est vidée. Je le regarde sans rien pouvoir lui dire. Il a l'air impassible.
"Ça doit être dur pour ta mère.
- Je ne sais pas."
Je me souviens exactement de ce qu'il m'a dit après. Tout ces mots m'ont fait descendre de quelques mètres, parce que je volais un peu trop haut peut être. Parce que j'ai été assez stupide pour croire qu'il était possible que j'oublie ma vie, mon passé.
"Tu sais, je respecte ma mère. Elle a eu une enfance très difficile. Elle nous a tout le temps dit qu'elle ne voulait pas nous faire vivre ce qu'elle a vécu. Elle a réussit, on a été heureux.
- Elle est forte.
- Tes parents ne se disputent jamais?
- Ça arrive.
- Parce que mes grands parents maternels vivent sous le même toit alors qu'il n'ont plus rien a se dire. Ils ne dorment même plus ensemble. Mon grand père passe son temps à essayer d'apprendre à se servir d'internet et laisse ma grand mère seule, ils se disputent trop, ils ne s'aiment plus depuis 30 ans."
Ma tête était pleine à craquer à ce moment là. J'avais envie de lui dire que je savais parfaitement ce que c'était, que c'était ma vie, que c'était moi.
"Tu as déjà vu ta mère pleurer?
- Oui."
Ses yeux ont perdu les miens pour la première fois depuis le début de la soirée. Visiblement ce souvenir lui était pénible. Et moi je restais là, en face de lui, à sentir mon regard s'emplir d'horreur.
Comment est ce possible que la personne que j'aime ne sache rien de qui je suis vraiment? Je n'arrive pas à enlever ce masque qui me bouffe toute entière, je n'arrive pas à lui montrer ma vie, à lui faire découvrir mon passé. Il a cette impression que j'ai eu l'enfance heureuse qu'il a eu la chance d'avoir, que je n'ai pas connu la souffrance, la solitude, les souvenirs déchirants.
Il ne sait rien de l'époque où ma soeur était malade, il ne sait rien de mon père, de la souffrance permanente de ma mère, des scènes de disputes que j'ai vu, de la relation que j'ai avec ma grand mère maternelle, des êtres que j'ai perdu trop tôt, de nos problèmes économiques, de ce gouffre qui me sourit tout le temps.
Il ignore tout de moi. Il ignore que j'ai souffert, que je n'ai rien eu de tout ce qu'il a pu avoir. Il adore me dire qu'il aime ses parents, qu'il s'entend parfaitement avec eux. Ses yeux s'emplissent d'étoiles lorsqu'il parle de son père, de cet homme qu'il respecte, à qui il veut ressembler. Et quelque part ça me blesse, de l'entendre rire avec eux pendant que l'on est au téléphone, de voir tout l'amour que je n'ai jamais eu. Plus je suis avec lui et plus je me rend compte de ma différence, plus je me blesse à le voir si ignorant de qui je suis vraiment.
Lorsqu'il saura, son choc va être sans doute immense. Pourtant je sais qu'un jour je lui dirais tout, qu'il sera la première personne à entendre mon récit. Je sais que je vais lui raconter des choses que je n'ai dites à personne d'autre. Je sais aussi qu'il ne me comprendra pas, parce qu'il ne pourra jamais vraiment réaliser l'ampleur de l'angoisse que j'ai eu et que j'ai toujours dans la tête.
Lui. Mon coeur, mon amour. Il a la candeur d'un tout petit garçon, le regard que portent sur la vie les gens qui ne l'ont pas encore vécue. Il a l'approche de celui qui n'a pas encore eu l'occasion de se battre, le regard plein d'étoiles de quelqu'un qui y croit encore.
Mon homme. Il ne sait pas encore qu'il est tombé amoureux d'une fille qui a perdu foi en la vie, qui n'y croit plus depuis qu'elle est toute petite, qui a trop vu pour croire que les humains puissent être encore si beaux.